Tu craignais le sauvage disparu et, pourtant, tu ressens régulièrement sa présence. Analyse ce sentiment : dans quel contexte s’éveille-t-il ? Si tu devais le ramener à une explication très anthropocentrée, tu dirais que cela a à voir, de manière floue, intuitive, avec la notion de propriété ou, plus exactement, de “chez-soi”. Il y a toutes ces promenades où nul danger ne te guette, où, malgré toi, tu es chez toi, car ton espèce a façonné les paysages, déterminé les espèces autorisées à s’y déployer, chassé celles qu’elle considérait comme nuisibles ou menaçantes pour sa sécurité, et continue à réguler l’ensemble de manière à ce que rien ne dépasse malgré les élans généreux de la nature pour reprendre ses droits. Au cours de ces promenades, tu sais que le sauvage est hors de portée, ou en quantité si infime qu’elle te semble négligeable.

Pourtant, il y a ces autres promenades où, sans pouvoir en tracer la frontière de manière exacte, tu entres dans un territoire duquel le sceau de tes congénères s’efface. Les règles du jeu changent, tu n’es plus chez toi. Sans bien même savoir chez qui tu es, tu as l’impression qu’il te faut demander la permission pour t’avancer. Ta présence y est tolérée, mais ta liberté de mouvement contrainte par la luxuriance de la végétation, le relief escarpé, la boue d’une zone humide.

La magie du sauvage est qu’il peut se révéler au même endroit d’où tu le croyais absent, en fonction de l’heure du jour… ou de la nuit. Car la nuit, la nature n’est plus tienne. Ton espèce le sait, elle qui rentre dans son terrier à la faveur d’une lumière artificielle. La nuit, te voilà sensoriellement amputé. La vue, sur laquelle tu fais reposer la plus grande part de ta perception du monde, ne t’est plus d’un grand secours. 7% seulement de la lumière du soleil te parvient lors d’une nuit de pleine lune. C’est peu. Mais alors tu oses encore t’aventurer dehors. Ce n’est pas le cas d’une nuit de nouvelle lune. Au mieux restes-tu debout sur la terrasse à observer les étoiles en te disant que notre peur de la nuit en a fait taire la poésie en la recouvrant d’un voile orangé.

Ton cerveau reptilien joue un grand rôle dans cette re-découverte du territoire d’autrui. Voilà que tu te sens redevenir proie. Quand bien même il n’y aurait objectivement aucune raison de craindre pour ta vie, cette peur est ta chance de te reconnecter au monde sauvage. Le moindre son te semble suspect. Qui fraye dans l’herbe ? Un rongeur ? Un renard ? Un blaireau ? Et ce bruit de succion qui semble venir des profondeurs de la terre, comment aurais-tu pu imaginer que l’activité des lombrics puisse faire tant de vacarme dans l’immobilité de la nuit ? Te voilà du côté de ces mammifères que l’activité de ton espèces a contraint à se retrancher dans une vie nocturne. Tous ces cervidés qui sortiraient le jour, comme leurs ancêtres le faisaient, si les chasseurs les laissaient obéir à leur rythme biologique. Ils t’observent. Malgré ta terreur infantile, combien d’animaux apeurés lèveras-tu au hasard de tes pas ? Qui aura le plus peur de l’autre ? Par cette décharge d’adrénaline, vous voilà un instant connectés.

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